SAINT AUGUSTIN, DE LA CITE DES HOMMES A LA CITE DE DIEU

On doit au Patron de la Paroisse d’avoir repensé, après la chute de Rome en 410 de notre ère,  la place des chrétiens dans le monde.

 

D’un coup, l’éternité de Rome cesse ce jour-là d’être une évidence. En ce 24 août 410, les Wisigoths d’Alaric déferlent dans les rues de l’Urbs, la ville par excellence depuis plus de mille ans, la cité fondatrice de l’empire. Le pillage dure trois jours. De proche en proche, la nouvelle se répand dans tout ce qui est encore l’immensité du monde romain. « Une rumeur terrifiante nous parvient d’Occident. (…) Elle est donc prise, la ville qui a pris l’univers. Horreur ! l’univers s’écroule », se lamente saint Jérôme, alors installé en Terre Sainte pour traduire la Bible en latin.

En Afrique du Nord, Augustin est tout aussi bouleversé par les récits des réfugiés évoquant « massacres, ruines, meurtres et barbaries ». « Nous avons gémi, nous avons pleuré sans pouvoir nous consoler », écrit le philosophe et théologien. Il garde néanmoins la tête froide : « Vous vous étonnez que le monde périsse ; comme si vous vous scandalisiez que le monde vieillisse ! Le monde est comme l’homme ; il naît, il grandit, il meurt. »

Ce n’est certes pas encore la fin de Rome mais désormais, il est clair qu’elle peut mourir. Courte est la vie des hommes, comme celle des empires. L’éternité est donc à chercher dans une autre direction, et cette idée, dès lors, est au cœur de la quête de celui qui deviendra saint Augustin. Le sac d’Alaric, par la puissance des textes qu’il inspire, reste le moment le plus symbolique et le plus documenté d’un long processus de déclin et de chute dont les causes ne cessent depuis d’interroger la pensée occidentale. C’est l’archétype de l’événement majeur, inédit, dont le surgissement remet en question toutes les certitudes et oblige à une réforme de l’entendement. « Une sorte de juin 1940 mais à l’échelle mondiale », résuma en une formule lapidaire le philosophe et historien Lucien Jerphagnon (1921-2011).

L’éternité de Rome, forte de ses 1 163 ans d’existence, semblait jusque-là aller de soi. « Roma Aeterna est une idée que l’on trouve déjà chez Virgile [70 av. J.-C. – 19 av. J.-C.] : le monde est appelé à s’unifier sous la domination d’un empire vu comme un état parfait de l’humanité et Rome restait à l’époque, aussi bien aux yeux des païens que des chrétiens, la cellule germinale de l’empire », explique le philosophe Rémi Brague, professeur émérite à Paris-I et à l’université de Munich.

« Inconcevable »

Depuis l’édification de Constantinople, la « seconde Rome », en 330, il y a certes deux capitales. Déjà huit ans avant le sac d’Alaric, Honorius, l’empereur d’Occident, s’est installé avec sa cour à Ravenne, au nord-est de la Péninsule, protégée par des marais et un dense réseau de canaux. Rome n’en demeure pas moins la plus grande cité de l’empire, avec près d’un million d’habitants. Elle déborde de richesses. Au centre se dressent les somptueux palais des empereurs, les forums, les grands temples et les bâtiments publics incarnant sa pérennité. Les basiliques chrétiennes et les tombes de martyrs sont en périphérie. La Rome païenne et la Rome chrétienne ne se mélangent pas. Mais au-delà de leurs clivages ou de leurs affrontements, elles s’enracinent dans une histoire et une culture communes. D’où le choc.

« Roma trepida, Roma capta, Roma inrupta : les locutions employées par les auteurs de l’Antiquité tardive traduisent une réalité et une symbolique qui est celle du viol : tremblante, Rome a été pénétrée et prise », écrit Bertrand Lançon, professeur émérite à l’université de Limoges. Jamais depuis la mise à sac par les Gaulois de Brennus en 390 av. J.-C la ville n’est tombée aux mains des barbares.

Alaric fait ressurgir un traumatisme resté profondément gravé dans la mémoire romaine. « Il y avait pourtant une réelle conscience de la menace car déjà, les deux années précédentes, la ville avait été assiégée par ces mêmes Wisigoths. La catastrophe est attendue, même si elle semble toujours inconcevable. Quand elle arrive, elle n’en est que plus intensément ressentie, malgré des destructions restées somme toute assez limitées », explique l’historienne Claire Sotinel, professeure à l’université de Paris-Est-Créteil.

Les Wisigoths entrent la ville sans même devoir donner l’assaut à l’imposante muraille d’Aurélien, longue de 18 kilomètres, qui protégeait la cité. La porte Salaria, au nord, leur est ouverte par des complices. Les pillages commencent aussitôt. Les édifices publics, les temples avec leurs statues couvertes de bijoux, les opulentes demeures patriciennes sont les premiers mis à sac. Ceux qui tentent de résister sont tués.

« Rome la maîtresse du monde a frissonné de terreur au son strident des trompettes et des hurlements des Goths. Où était alors la noblesse ? Où étaient passés titres et dignités ? Tous étaient mêlés les uns aux autres et secoués par la peur. Esclaves et nobles se confondaient, le spectre de la mort se dressait devant tous », écrit le moine breton Pélage, témoin des événements. Alaric avait donné l’ordre de préserver les lieux de culte chrétien, notamment les basiliques, et d’épargner la vie de ceux qui y ont trouvé refuge. Il ne fut pas toujours obéi.

« C’est une armée victorieuse qui prend son dû, et non une horde sauvage. Il y eut des morts, il y eut des viols mais la ville ne fut pas rasée et dévastée », relève Claire Sotinel. « Alaric ne cherchait pas à renverser l’empire mais à faire plier l’empereur Honorius à des exigences qu’il estimait vitales pour son peuple, sans être contraires aux intérêts romains », explique Bertrand Lançon.

Avant tout, il voulait un statut et des droits pour les Wisigoths, afin de leur permettre une meilleure intégration dans l’empire. Par centaines de milliers, ces derniers s’y étaient réfugiés trente-quatre ans plus tôt, franchissant le Danube pour fuir les Huns. Alaric était gosse. Il s’est romanisé. Il s’est converti, bien que fidèle, comme nombre de barbares, à l’hérésie arienne qui considérait le Christ non pas comme le fils de Dieu mais comme un homme devenu Dieu. Il aurait donc pu y avoir bien pire qu’Alaric. « Un chrétien, plus semblable à un Romain, et, comme les faits le montrent, doux au milieu du massacre, par crainte de Dieu », souligne le chroniqueur chrétien espagnol Paul Orose dans ses Histoires contre les païens, en 418. Un point de vue très politique.

Déchaînement des païens

« La tragédie oblige les chrétiens à repenser leur place dans la société romaine car ils vivent ce moment comme une terrible défaite face à tous ceux qui pourfendent ce nouveau Dieu inefficace et incapable de protéger la ville », analyse Claire Sotinel. Les païens se déchaînent. Ils rappellent que huit siècles plus tôt, le cœur de la cité, le Capitole et le temple de Jupiter, avaient été préservés de la fureur gauloise par les anciens dieux… et les oies dont les cris alertèrent les défenseurs.

Nombre d’intellectuels chrétiens de l’époque, tel Orose, répondent donc en minimisant la portée de la catastrophe et en assurant que ce qui s’est passé n’est finalement pas si grave. Les polémiques deviennent de plus en plus virulentes. Augustin tente alors d’élever le débat et d’ouvrir une véritable réflexion sur la portée de l’événement, d’abord par ses sermons puis dans un livre, La Cité de Dieu, achevé en 426. Ce sont les Confessions (397-401) comme habitées par l’histoire.

Le sac de 410 n’est qu’un petit épisode de l’immense fresque que dessine l’évêque d’Hippone depuis l’aube de l’humanité jusqu’au soir du jugement dernier. Cet épisode n’en fut pas moins le déclic qui l’amena à se lancer dans cette œuvre théologique majeure. « Deux amours ont fait deux cités ; l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu a fait la cité terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi a fait la cité céleste », écrit le théologien.

Ces deux cités sont distinctes et, à bien des égards, opposées. « La cité terrestre a ses lois, sa logique, sa grandeur, mais elle ne peut prétendre à l’éternité. Seuls l’Eglise et l’ensemble des âmes sauvées sont éternels », explique Rémi Brague. « Notre citoyenneté est aux cieux », écrivait saint Paul. Augustin renoue ainsi avec les conceptions qui étaient celles du christianisme des origines puis du temps des persécutions, avant que Constantin ne se convertisse et n’en fasse la religion de l’empire.

Augustin engageait les fidèles à considérer que la cité terrestre, finalement, ne concerne que bien peu de choses. Des pierres et des hommes mortels. Tout en reconnaissant que Rome constitue le moins mauvais des Etats existants ou possibles, il n’en appelle pas moins à une prise de distance du pouvoir temporel. « La leçon passa mal tant il était tentant pour la hiérarchie de l’Eglise de continuer à identifier le triomphe du christianisme avec les succès terrestres de l’empire », souligne Rémi Brague.

Les évêques de Rome se refusent à franchir le pas, continuant à brandir l’aeternitas de Rome, fondement de leur prétention à la primatie. « Les malheurs que Rome a vécus en 410 furent considérés comme une Passion la reliant au Christ. Elle était fondatrice car elle valait rédemption. La ville se trouvait ainsi lavée de son passé idolâtre et persécuteur », écrit Bertrand Lançon, soulignant qu’« en souffrant, Rome a accédé à une nouvelle phase de son éternité, mais prise en charge cette fois par les évêques catholiques ».

Les habitants qui ont fui la ville n’y retournent ensuite que peu à peu. Dix ans plus tard, la population romaine est encore de 40 % inférieure à ce qu’elle était avant la tragédie. Les capacités de résilience des Romains n’en sont pas moins réelles. La cité reprend au moins en apparence sa vie d’avant, y compris les jeux du cirque. Mais une page est bel et bien tournée. Rome est à nouveau prise et pillée par deux fois, en 455 puis en 472, avant que la déposition, en 476, du tout jeune empereur Romulus Augustule n’en acte finalement le décès. L’empire d’Orient perdurera, lui, encore presque mille ans, jusqu’à la prise de Constantinople par les Ottomans de Mehmet II en 1453.

(article de MARC SEMO paru dans Le Monde, 24 aout 2020)

 

 

Saint Augustin : affronter l’angoisse de la décadence

Rémi Brague montre la place considérable qu’occupe l’auteur des “Confessions” dans la pensée occidentale. Propos recueillis par Jean Birnbaum – Le Monde  03 avril 2008

Ce qui me marque d’abord chez Augustin, c’est la manière incroyable dont il manie le latin : une langue sonore, colorée, comme cela n’étonne pas chez le grand professeur de rhétorique qu’il avait été. Mais aussi une façon qui n’est guère qu’à lui de faire parler les mots, de les presser jusqu’à la dernière goutte de sens, en les désarticulant, en restituant la vérité de leur étymologie, telle en tout cas qu’elle était sentie par les gens qui parlaient le latin.

Il y a au livre X des Confessions un passage sur lequel le jeune Heidegger a attiré l’attention, et auquel je reviens très souvent. Augustin s’y bat avec un passage de saint Jean selon lequel les hommes “haïssent la vérité”. Il se demande donc comment on peut haïr un si grand bien. Augustin répond en distinguant deux sortes de vérité : la vérité est la lumière que nous braquons sur les choses que nous désirons connaître, et qui nous en assure la maîtrise ; mais elle est aussi ce qui fait retour sur nous et tire au clair ce que nous préférerions laisser dans l’ombre. Alors que nous convoitons la première, nous fuyons la seconde. Si nous aimions vraiment la vérité, nous devrions vouloir aussi qu’elle fasse toute la lumière sur nous.

Cette distinction me semble fournir une clef pour d’autres phénomènes. Par exemple, notre rapport à la nature : nous l’aimons comme ressource à exploiter ou comme paysage ; nous la haïssons comme ce qui nous détermine de l’intérieur et nous impose ses propres normes (ce pourquoi nous parlons avec mépris du “biologique”). Ou encore, notre rapport au temps, dans les deux directions. Nous aimons le passé comme paysage exotique pour le tourisme de l’histoire ; nous le haïssons comme ce qui nous marque et nous impose une identité particulière. Nous aimons l’avenir comme l’espace de rêves utopiques ; nous le haïssons dans la mesure où le souci que nous devrions avoir de lui pourrait nous contraindre, dès maintenant, à prendre les mesures qui le rendront possible.

Un autre passage de la même oeuvre, le fameux vol de poires (au livre II), aide à voir, sur l’exemple volontairement innocent d’une peccadille d’enfant, l’abîme de la liberté humaine : elle peut vouloir le mal pour lui-même.

C’est dans la Cité de Dieu que Saint Augustin trouve aujourd’hui son actualité la plus intense. Il y a deux ans, à Munich, j’ai dirigé sur ce livre un séminaire d’une semaine, avec un collègue spécialiste d’Augustin. Nous y avons rappelé quelques évidences : que la civitas du titre n’est pas une “cité”, mais une “citoyenneté” qui ne se confond avec aucune appartenance terrestre ; que l’enseignement du livre n’est pas l’apologie de la théocratie qu’on devait trop souvent en tirer, mais sa critique la plus impitoyable.

Quant à l’actualité de l’oeuvre, ce qui me frappe, c’est que la situation dans laquelle elle fut écrite présente avec notre époque de troublantes analogies : un empire qui entrevoit qu’il n’est pas éternel, et qui, bien sûr, s’en inquiète. Pour Augustin, c’était l’Empire romain ; pour nous, c’est l’Empire occidental. Le sac de Rome par les troupes d’Alaric en 410 est un peu le 11-Septembre des Romains : ce qui était affecté était plus que des pierres et des gens, c’était un symbole. Devant l’angoisse de la décadence, on cherche assez spontanément à quoi se raccrocher. Augustin nous place devant le choix suivant : ou les dieux “païens”, ou le Dieu des chrétiens. On est tenté de n’y voir qu’une querelle de clocher, et de renvoyer dos à dos les deux divinités.

Pour dépasser cette impression, et cette échappatoire, il faut voir quelle conception Augustin se fait de ces divinités. Tout ce qu’Augustin dit des dieux païens, nous pourrions le dire des “valeurs” auxquelles nous nous accrochons : démocratie, droits de l’homme, Lumières, etc. Elles ont à leur actif quantité de bienfaits, tout comme les dieux de la Rome antique qui, selon les défenseurs du paganisme, avaient propulsé une bourgade du Latium jusqu’à la domination mondiale. Nous produisons, au nom de ces “valeurs”, mille biens, et pas seulement, comme le dit une critique trop facile du “matérialisme contemporain”, du “bassement matériel”. Non, nos “valeurs” ont permis des biens plus relevés : de la justice, de l’éducation, de l’art pour tous, des moeurs plus douces, etc. De la même façon, la piété romaine avait amené toutes sortes de vertus guerrières et civiques, d’admirables gestes d’héroïsme et d’abnégation.

Les “valeurs” sont du reste toujours ce pour quoi il faut mourir. De même, les dieux païens tirent leur vie de la croyance qu’on a en eux. C’est pourquoi ils ne font que demander. De même, nos “valeurs”, images projetées par notre désir de survie, nous renvoient en dernière analyse à nous-mêmes.

Aux dieux païens, Augustin oppose le Dieu de la Bible, vivant, source de vie. Il ne fait que donner et ne nous demande rien, si ce n’est de jouir de Lui.

Pour organiser la coexistence pacifique entre vivants, les valeurs suffisent, car nous n’avons pas trop de mal à aimer une vie dans laquelle nous sommes, de toute façon, déjà embarqués. Mais nous ne sommes plus très sûrs qu’il vaille la peine de vivre sous ces valeurs et de produire des générations qui le fassent. Pour continuer l’aventure humaine, il faut avoir foi en la vie, croire que c’est toujours un plus grand bien d’être que de ne pas être. Et qui peut fonder cette identité de l’être et du bien, si ce n’est celui que l’on nomme “Dieu” ?